L’état d’urgence permanent
[원문] 바로 지금, 마치 자유로운 존재처럼
L’état d’urgence permanent
Par Slavoj Zizek *
* Philosophe. Auteur de Living in the End Times, Verso, Londres, 2010.
Les mouvements de protestation qui ont déferlé en Europe cette année contre les politiques d’austérité – en Grèce et en France mais aussi, dans une moindre mesure, en Irlande, en Italie, en Espagne – ont donné le jour à deux fictions. La première, forgée par le pouvoir et les médias, repose sur une dépolitisation de la crise : les mesures de restriction budgétaire édictées par les gouvernements sont mises en scène non comme un choix politique, mais comme une réponse technique à des impératifs financiers. La morale, c’est que si nous voulons que l’économie se stabilise, nous devons nous serrer la ceinture. L’autre histoire, celle des grévistes et des manifestants, postule que les mesures d’austérité ne constituent qu’un outil aux mains du capital pour démanteler les derniers vestiges de l’État providence. Dans un cas, le Fonds monétaire international (FMI) apparaît comme un arbitre ayant à cœur de faire respecter l’ordre et la discipline ; dans l’autre, il joue encore une fois son rôle de supplétif de la finance mondialisée. <<번역문 보기>>
Si ces deux perspectives contiennent chacune quelques éléments de vérité, l’un comme l’autre est fondamentalement erroné. La stratégie de défense des dirigeants européens ne tient évidemment pas compte du fait que l’énorme déficit des budgets publics résulte en grande partie des dizaines de milliards engloutis dans le sauvetage des banques, et que le crédit accordé à Athènes servira en premier lieu à rembourser sa dette aux banques françaises et allemandes. L’aide européenne à la Grèce n’a d’autre fonction que de secourir le secteur bancaire privé. En face, l’argumentaire des mécontents trahit à nouveau l’indigence de la gauche contemporaine : il ne contient aucun volet programmatique, juste un refus de principe de voir disparaître les acquis sociaux. L’utopie du mouvement social ne consiste plus à changer le système, mais à se convaincre que celui-ci peut s’accommoder du maintien de l’État providence. Cette position défensive appelle une objection difficile à réfuter : si nous voulons rester dans les clous du système capitaliste mondialisé, nous n’avons pas d’autre option que d’accepter les sacrifices imposés aux travailleurs, aux étudiants et aux retraités.
Une chose est sûre : après des décennies d’État providence, durant lesquelles les coupes budgétaires restaient limitées et toujours accompagnées de la promesse que les choses reviendraient un jour à la normale, nous entrons à présent dans un état d’urgence économique permanent. Une ère nouvelle, qui porte en elle la promesse de plans d’austérité toujours plus sévères, d’économies toujours plus drastiques sur la santé, les retraites et l’éducation, ainsi que d’une précarisation accrue de l’emploi. Dos au mur, la gauche doit relever le défi redoutable d’expliquer que la crise économique est d’abord une crise politique – qu’elle n’a rien de « naturel », que le système existant résulte d’une série de décisions intrinsèquement politiques –, tout en restant consciente que ce système, aussi longtemps que l’on se situe dans son cadre, obéit à une logique pseudo-naturelle dont on ne saurait bafouer les règles sans provoquer un désastre économique.
Il serait illusoire d’espérer que la crise toujours à l’œuvre n’aura que des conséquences limitées et que le capitalisme européen continuera de garantir un niveau de vie correct à une majorité de la population. Et quelle étonnante conception de la « radicalité » que de miser sur le seul concours des circonstances pour atténuer les dégâts de la crise… Ce ne sont certes pas les anticapitalistes qui manquent. Nous sommes littéralement submergés de réquisitoires contre les horreurs du capitalisme : jour après jour déferlent les enquêtes journalistiques, les reportages télévisés et les best-sellers consacrés aux industriels qui saccagent l’environnement, aux banquiers corrompus qui s’engraissent de bonus faramineux tandis que leurs coffres siphonnent l’argent public, aux fournisseurs des chaînes de prêt-à-porter qui emploient des enfants douze heures par jour. Pourtant, aussi tranchantes que ces critiques puissent paraître, elles s’émoussent en sortant du fourreau : jamais elles ne remettent en question le cadre libéral-démocratique au sein duquel le capitalisme exerce ses ravages. L’objectif, explicite ou implicite, consiste invariablement à réguler le capitalisme – sous la pression des médias, du législateur ou d’enquêtes policières honnêtes –, surtout pas à contester les mécanismes institutionnels de l’état de droit bourgeois.
C’est là que l’analyse marxiste conserve toute sa fraîcheur, aujourd’hui peut-être plus que jamais. Pour Marx, la question de la liberté ne se situe pas en première ligne au sein de la sphère politique, celle du moins à laquelle se réfèrent les institutions internationales lorsqu’elles jugent d’un pays : les élections y sont-elles libres, les juges indépendants, les droits de l’Homme respectés ? La clé d’une liberté véritable est à chercher plutôt dans le réseau « apolitique » des relations sociales, depuis le travail jusqu’à la famille, où ce n’est pas la réforme politique qui apporterait le changement nécessaire, mais une transformation des relations sociales dans l’appareil de production. Jamais en effet on ne demande aux électeurs d’établir qui doit posséder quoi, ou de se prononcer sur les normes de management en vigueur sur leur lieu de travail. Inutile d’espérer que la sphère politique consente à étendre la démocratie à ces domaines relégués loin d’elle, en organisant par exemple des banques « démocratiques » sous contrôle des citoyens. Dans ce domaine, les transformations radicales se situent au-delà de la sphère des droits légaux.
Il arrive, bien sûr, que les procédures démocratiques débouchent sur des conquêtes sociales. Mais elles n’en demeurent pas moins un rouage de l’appareil d’état bourgeois, dont le rôle consiste à garantir la reproduction optimale du capital. Deux fétiches doivent donc être renversés simultanément : celui des « institutions démocratiques », d’une part, mais aussi celui de leur contrepartie négative, la violence.
Au cœur de la notion marxiste de lutte des classes, l’idée prévaut que la vie sociale « paisible » manifeste la victoire (temporaire) de la classe dominante. Du point de vue des opprimés, l’existence même de l’État, en tant qu’appareil de la classe dominante, constitue un acte de violence. Le credo libéral – la violence n’est jamais légitime, mais parfois nécessaire – apparaît largement insuffisant. Dans une perspective radicale et émancipatrice, les termes du postulat devraient s’inverser : la violence des opprimés est toujours légitime – puisque leur statut même résulte d’une violence – mais jamais nécessaire : le choix de recourir ou non à la force contre l’ennemi relève strictement d’une considération stratégique.
Dans l’état d’urgence économique que nous connaissons, il saute aux yeux que nous avons affaire non à des mouvements financiers aveugles mais à des interventions stratégiques mûrement pesées par les pouvoirs publics et les institutions financières, lesquels entendent résoudre la crise selon leurs propres critères et à leur propre avantage. Comment, dans ces conditions, ne pas envisager une contre-offensive ?
De telles considérations ne peuvent qu’ébranler le confort des intellectuels radicaux. À mener une existence moelleuse et protégée, ne sont-ils pas tentés de bâtir des scénarios catastrophe pour justifier la conservation de leur niveau de vie ? Pour nombre d’entre eux, si une révolution doit avoir lieu, c’est à bonne distance de leur domicile – à Cuba, au Nicaragua, au Venezuela –, afin qu’ils se réchauffent le cœur tout en veillant à la promotion de leurs carrières. Pourtant, avec l’effondrement de l’État providence dans les économies industrielles avancées, les intellectuels radicaux pourraient trouver leur moment de vérité : ils voulaient un vrai changement, maintenant ils peuvent l’avoir.
Rien ne justifie que l’état d’urgence économique permanent conduise la gauche à abandonner le travail intellectuel patient, sans « utilité pratique » immédiate. Pourtant, progressivement disparaît la fonction véritable de la pensée. Non pas proposer des solutions aux problèmes que rencontre « la société » – c’est-à-dire l’Etat et le Capital –, mais réfléchir à la façon même dont ces questions se posent. C’est-à-dire interroger sur la façon dont nous percevons un problème donné.
Au cours de la dernière période du capitalisme post-1968, l’économie elle-même – la logique du marché et de la concurrence – s’est imposée comme l’idéologie hégémonique. Dans le domaine de l’éducation, par exemple, l’école représente de moins en moins un service public indépendant du marché, choyé par l’État et sanctuaire de valeurs éclairées – liberté, égalité, fraternité. En vertu de la formule liturgique « à moindres coûts meilleure efficacité », elle s’est laissée envahir par diverses formes de partenariats public-privé. Dans le domaine politique, le système électoral qui organise et légitime le pouvoir paraît de plus en plus se modeler sur la libre entreprise : le scrutin est conçu comme une transaction commerciale au cours de laquelle les électeurs « achètent » l’article susceptible de préserver au mieux l’ordre social, de punir les criminels, etc.
En vertu du même principe, des fonctions réservées jadis à la force publique, comme la gestion des prisons, sont désormais privatisables. L’armée ne repose plus sur la conscription mais sur le mercenariat. Même la bureaucratie d’État a perdu son caractère universel hégélien, comme le montre à satiété l’appareil berlusconien. Dans l’Italie d’aujourd’hui, c’est la base bourgeoise qui exerce directement le pouvoir légal, exploitant celui-ci ouvertement et sans scrupules à seule fin de protéger ses intérêts. Il n’est pas jusqu’aux relations de couple qui ne s’adossent aux lois du marché : « speed dating », rencontres sur Internet ou agences matrimoniales, les services proposés aux futurs partenaires les incitent à se considérer comme des marchandises, dont il leur incombe de vanter les qualités et de sélectionner les meilleures photos.
Aux confins d’une telle constellation, l’idée même d’une transformation radicale de la société ressemble à un rêve impossible. Mais c’est cet « impossible » justement qui doit nous arrêter et nous faire réfléchir. Aujourd’hui, la répartition entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas s’organise de manière étrange, avec un même excès dans la définition de chaque catégorie. D’un côté, dans le domaine des loisirs et des technologies, on nous martèle que « rien n’est impossible » : nous pouvons jouir d’un vaste éventail de prestations sexuelles, des archives encyclopédiques de chansons, de films et de séries télévisées nous sont disponibles par téléchargement, nous pouvons même voyager dans l’espace (si nous sommes milliardaires). Et on nous promet que, dans un futur proche, il sera « possible » d’optimiser nos capacités physiques et psychiques par la manipulation du génome humain. Même le rêve techno-gnostique de l’immortalité semble désormais à portée de main, par la transformation de nos identités en « software » téléchargeable sur disque dur.
Dans le domaine socio-économique, en revanche, notre époque se caractérise par la croyance en une humanité parvenue à pleine maturité, ayant su renoncer aux vieilles utopies millénaires et accepter les contraintes de la réalité (entendre : de la réalité capitaliste), avec tous les impossibles qui l’arment. « Vous ne pouvez pas » est son mot d’ordre, son premier commandement : vous ne pouvez pas vous engager dans de grandes actions collectives, qui s’achèveront nécessairement en terreur totalitaire ; vous ne pouvez pas vous accrocher à l’État providence, sous peine de perdre votre compétitivité et de provoquer une crise économique ; vous ne pouvez pas vous couper du marché mondial, sauf à faire allégeance à la Corée du Nord. L’écologie, dans sa version idéologique, ajoute à cet inventaire ses propres interdits, ces fameuses valeurs plancher – pas plus de deux degrés de réchauffement climatique – basées sur des avis d’experts.
Aujourd’hui, l’idéologie dominante s’efforce de nous persuader de l’impossibilité d’un changement radical, de l’impossibilité d’une abolition du capitalisme, de l’impossibilité de la création d’une démocratie qui ne se réduirait pas à un jeu parlementaire corrompu, réussissant du même coup à rendre invisible l’antagonisme qui traverse nos sociétés. C’est pourquoi Lacan, pour surmonter ces barrières idéologiques, substituait à la formule « tout est possible » le constat plus sobre que « l’impossible arrive ».
M. Evo Morales en Bolivie, Hugo Chávez au Venezuela ou le gouvernement maoïste du Nepal sont parvenus au pouvoir par des élections démocratiques « équitables », et non par l’insurrection. Leur situation n’en est pas moins « objectivement » désespérée : ils prennent à contre-courant le flux de l’histoire et ne peuvent s’appuyer pour cela sur aucune « tendance objective ». Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est improviser dans une situation apparemment sans issue. Mais est-ce que cela ne leur donne pas aussi une liberté exceptionnelle ? Et ne sommes-nous pas tous, à gauche, dans la même galère ?
Notre situation actuelle se situe à l’exact opposé de celle qui prévalait au début du XXème siècle, quand la gauche savait ce qu’elle devait faire, mais devait attendre patiemment le moment propice pour passer à l’acte. Aujourd’hui, nous ne savons pas ce que nous devons faire, mais nous devons agir tout de suite, car notre inertie pourrait bientôt produire des conséquences désastreuses. Plus que jamais nous sommes contraints de vivre « comme si nous étions libres ».